Technique de l’explicitation et psychophénoménologie

GREX Infos, mai 1996, N°15, 9-10

 par Jean-Pierre Ancillotti

ou :

La « technique » de l’Entretien d’Explicitation est-elle soluble dans la « relation » ?

Les articles de Pierre VERMERSCH et les protocoles examinés lors du Séminaire GREX, ou lors des sessions d’analyse de pratique réflexive organisées par l’Association Métamorphoses appellent selon moi une réflexion sur la place de la « technique » dans la démarche de l’explicitation.

Afin de minimiser les malentendus, je dirais tout d’abord qu’une technique parfaite est impossible, car il s’agit d’une interaction entre deux personnes, que nous nommerons le questionneur et le sujet s’engageant avec leurs histoires et leurs vécus respectifs dans l’échange. Mais l’une des deux personnes, le questionneur, par accord de communication posé au départ (le ‘contrat’) se voit désigner le rôle de guide – au sens montagnard du terme – dans cette interaction ; sa mission, une fois acceptée, sera de permettre à son interlocuteur de recontacter de la manière la plus vivante possible, et sensoriellement et dans le décours de l’action évoquée, une période précise, spécifiée, concrète, de son passé, pour un objectif désigné dans le contrat mais qui peut être modifié d’un commun accord en cours d’entretien.

Or, il me semble qu’au cours de l’utilisation de l’EdE (Entretien D’Explicitation) dans certains des protocoles étudiés, des participants sont amenés à ne plus faire référence de manière concrète aux techniques que le questionneur a pu utiliser de manière volontaire : un peu comme si le guide de montagne se mettait à organiser dans le groupe un référendum à chaque passage délicat et acceptait de s’y soumettre, ou variait l’itinéraire en jouant à pile ou face. Et cela pose le problème de fond : qui mène l’entretien, et que recueille-t-on ainsi ? En outre, cela peut créer un malaise entre les anciens de l’EdE, qui savent à quoi ils font référence, et les nouveaux qui ont déjà du mal à s’approprier les gestes de base de cette approche inhabituelle, voire contre-habituelle.

Ce problème, d’importance capitale pour la démarche d’explicitation, et qui en constitue l’un des aspects les plus originaux, devrait sans doute aussi être abordé au cours de la formation initiale à l’EdE : la connaissance, fût-elle expérientielle, des techniques de l’EdE, si elle est nécessaire, n’est pas suffisante pour une mise en oeuvre dans les milieux professionnels ; elle ne devient efficace, et outil de recherche, que par une pratique assidue, assortie d’un contrôle en groupe (enregistrement analyse, supervision, reprise et affinement des exercices de base…). La maîtrise technique est l’intériorisation de l’ensemble des techniques en un tout harmonieux, flexible (il s’agit bien sûr d’une visée de valeur, et non d’un état qui pourrait être réellement atteint un jour). Mais au fur et à mesure de la construction de ce processus, les techniques deviennent automatiques, c’est-à-dire non conscientes, et ont donc à être régulièrement interrogées elles aussi. C’est ce qui fonde la nécessité de la supervision.

Au-delà de ce constat, qui balise le chemin à parcourir, mon objectif ne se limite pas à un simple plaidoyer en faveur de la technique, car selon moi, cet état des lieux renvoie à plusieurs niveaux d’analyse :

1) A quoi cela sert-il de maîtriser une technique la meilleure possible, et de continuer à s’y entraîner sans cesse pour l’affiner ?

2) En quoi le niveau technique du questionneur influe-t-il sur la relation, et sur les résultats de l’entretien ?

3) Sur le plan théorique, quel est le lien entre la technique de l’EdE et la psychophénoménologie  ?

Et d’abord, qu’est-ce que la technique ? Le mot vient du grec « tekhnê » ; qui signifie « art, métier », il a trois acceptions qui nous intéressent :

1° En ce qu’il s’oppose à commun, général ou courant le terme « technique » renvoie à un domaine particulier, spécialisé, de l’activité ou de !a connaissance ; l’EdE, en ce sens, est bien « un métier » particulier, original, tant sur le plan théorique que pratique.

2° Dans le domaine de l’art, la « technique  » se distingue de l’inspiration, car elle concerne davantage les procédés de travail et d’expression : dans ma communication au séminaire de mai 1996, je montrerai, en contrastant un entretien fait par un critique d’art avec un artiste (F. Bacon) et l’EdE que j’ai conduit avec Gottfried Honneger, l’antagonisme qui existe entre les deux approches. L’EdE, en faisant évoquer le processus de réalisation de l’oeuvre de manière concrète et spécifiée, rend mieux compte de la créativité de l’artiste, et même, au bout du compte, de !a source de son « inspiration » je montrerai en quoi et comment, dans l’autre cas, le critique impose à l’artiste sa propre vision de l’ oeuvre, par induction, projection…

3° Plus important encore de mon point de vue, la technique renvoie à la connaissance théorique, qu’elle met en scène de façon pragmatique : qui ne se pose la question des liens existant entre la psychophénoménologie et l’entretien d’ explicitation  ?

Ce bref rappel, simplement établi à l’aide de M. Paul Robert, dit le “Petit Robert”, était nécessaire pour cadrer les arguments que je vais avancer pour tenter une amorce de réponse aux trois questions posées précédemment.

1) La maîtrise de la technique, pour quoi faire ?

1.1. La technique est le guide le plus sûr que nous ayons dans l’action de questionner : faire évoquer, focaliser, fragmenter, élucider… renvoient à des gestes techniques précis qui sont l’antidote aux tartes à la crème de l’écoute, du feeling, de l’intuition, de l’attention flottante, etc..

1.2. L’examen de sa mise en oeuvre permet ensuite d’évaluer le cheminement du questionneur, d’observer les embranchements (choisis ou pas), donc de réfléchir son intentionnalité, donc de réfléchir.

1.3. De ce point de vue, la technique est le garant contre les présupposés et les savoirs-écrans [1] du questionneur, ces projections et jugements qui nous guettent à tout moment dans l’entretien, qui surviennent sans siffler, et qu’il faut savoir reconnaître pour les gérer. Seule une technique éprouvée, et sans cesse retravaillée en extravision/supervision peut permettre de s’approcher de l’idéal de « l’épochê » phénoménologique – la suspension du jugement – permettant d’offrir à l’interlocuteur un contenant souple et ferme à la fois, lui permettant d’y installer son contenu, les éléments de son vécu évoqué.

2) Quelle est l’influence du niveau technique du questionneur

2.1. Par ce qui vient d’être dit l’on peut voir que la technique est le soubassement matériel d’une position éthique, permettant de respecter la personne en acte et non en bonnes intentions pouvant être oubliées en cours de route : la technique, pourrait-on soutenir, est l’éthique incarnée, car elle est mesurable en termes de comportements et non de préceptes moraux (cf. COMTE-SPONVILLE  [2] pour une distinction entre morale et éthique) ; j’ajouterais que la technique ne s’oppose d’ailleurs à aucune prise de position philosophique, mais elle en est le révélateur  : en cas de difficulté, il convient de briser le tabou et d’examiner, avec son accord, les présupposés du questionneur révélés par la conduite de l’entretien (analyse de phases, d’embranchements, de gestes d’explicitation) – plutôt que d’accuser la technique, ou de s’en méfier comme « manipulatoire ». Mais il s’agit d’un exercice délicat…

2.2. Cette position éthique n’est donc pas idéologique, elle est pragmatique : quel intérêt de recueillir des inductions et suggestions que le questionneur aurait faites au sujet ? Réponse : pour la formation du questionneur, uniquement. Car l’objectif de l’EdE est bien de recueillir les informations pertinentes et issues de l’action vécue par !e sujet le respect de la technique (contrat, accompagnement, etc.) permet d’induire tout le contenant, et le moins possible du contenu, qui appartient au seul sujet. Les résultats obtenus renvoient ainsi à l’évocation effectuée par le sujet, aux éléments mis à jour de sa propre expérience, non contaminés par celle du questionneur.

2.3. Car, du point de vue relationnel, l’EdE est une situation particulière avec une technique particulière (au sens où, par exemple, s’allonger sur un divan pour faire des associations libres en sont) : le contrôle du cadre relationnel est dévolu par contrat à un professionnel réputé formé, pour servir de médiation à un sujet (au sens de la conjugaison, et même un peu plus : JE pense), entre je et je, le je qui évoque et le je de l’évocation. Le questionneur a la responsabilité de la médiation, et donc, au fond, de ce qui est recueilli : ainsi, au lieu de se dire quelquefois que le sujet « résiste », le questionneur doit se demander « Qu’ai-je fait dans la relation pour aboutir à cette difficulté ? » [3]. Bref, nous sommes comptables, quand nous questionnons, de ce que nous recueillons ; c’est dur… Mais nous voilà de plain-pied, et de façon finalement assez inattendue, avec la psychophénoménologie, ses réductions, thématisations … qui dépendraient en quelque sorte du questionneur !

3) Quels liens entre l’EdE et la psychophénoménologie?

Dans le cadre de ce bref article, je me contenterai d’envisager trois axes de réflexion et de recherche 

3.1. Les techniques d’explicitation, compte tenu de ce qui vient d’être dit forment le cadre de la relation qui permet à la psychophénoménologie d’exister en tant que discipline, ou science si l’on voudra, à part entière : elles permettent en effet de sortir du paradoxe de l’introspection (être à la fenêtre et se voir passer dans la rue), parce qu’elles installent, par autrui, par le questionnement et le guidage souples et respectueux, une médiation de soi à soi.

3.2. Sur le plan épistémologique, la théorie de la psychophénoménologie peut acquérir un statut scientifique au sens poppérien, en ce qu’elle devient réfutable : pour cela, il faut que nous acceptions de notre côté que réfuter les techniques de l’EdE reviendrait à réfuter les bases de la psychophénoménologie. En d’autres termes, les entretiens successifs, le contrôle des rappels obtenus parle questionnement en aveugle par confrontation avec un enregistrement et d’autres expériences à imaginer, pourraient être autant de mises à l’épreuve de la théorie. Karl POPPER  [4] l’a proposé en ces termes : « Les cas intéressants seront les cas cruciaux , lorsque la théorie que l’on teste prédit des résultats qui diffèrent de ceux des autres théories méritant considération, en particulier celles qui ont été admises jusque-là ». D’autre part, ne pas accepter ce genre de règles du jeu ne reviendrait-il pas à s’enfermer dans un cercle vicieux parce qu’auto-référent ? Je pense bien sûr à tous les formateurs à l’entretien, à l’écoute, et autres cliniciens, qui pour rien au monde n’accepteraient de produire des enregistrements d’entretiens et de !es confronter avec les nôtres…

3.3. L’axe de recherche consisterait alors à partir du point de vue qu’il existe une relation entre le niveau de maîtrise du questionneur et les éléments du vécu spécifié retrouvés par le sujet et de ressusciter le petit camarade Lev VYGOTSKY, quelque peu enterré depuis l’époque des premières théorisations de l’EdE par P. VERMERSCH.

Mon idée est qu’il conviendrait d’établir un parallèle entre ce qui vient d’être dit sur ce qu’est réputée produire la technique de l’EdE, et ce que VYGOSTKY nommait « la zone proximale de développement », différence entre ce que l’enfant peut apprendre seul, et ce qu’il peut apprendre grâce au guidage de l’ adulte.

Ce que je soutiendrais alors, c’est qu’il nous revient de montrer qu’il est créé, avec les techniques de l’explicitation, une « zone proximale de réfléchissement ; inatteignable le plus souvent (sauf madeleine proustienne) par le sujet solitaire, ou déformée par son activité de rationalisation.

Pour commencer par le début, comme le disent les maîtres d’arts martiaux : « Quand tu auras fait cent mille fois le geste, tu sauras ce que n’est pas le geste, et tu pourras commencer à apprendre »,- au bout du chemin de l’explicitation, il n’est pas de technique parfaite, et pas de transparence absolue de soi à soi pour le sujet il est parfois un moment privilégié, où s’exprime grâce à la technique intériorisée par exercice, un instant retrouvé.

 

Notes :

[1] ANClLLOTTI J.-P. et MAUREL M., A la recherche de la solution perdue, GREX, Collection Protocoles, n °3, 1994.

[2] COMTE-SPONVILLE A., Valeur et vérité, P.U.F, Colt. Perspectives critiques, 1994, en part. p. 183 et suivantes.

[3] Réflexion issue de ma formation à l’approche interactionnelle et à la thérapie systémique (cf. p. ex. WITTEZAELE J.-J. et T. GARCIA, A la recherche de l’école de Palo-Alto, Paris, Seuil 1992, p. 288.

[4] POPPER K, Le réalisme et la science (Postscriptum à la logique de la découverte scientifique), Hermann éditeurs, Paris, 1990, p.252.

2021-08-21T17:04:48+00:00