L’expérience de l’écoute – Deuxième partie : Comment devenir et former des écoutants qui écoutent ?

Jean-Pierre Ancillotti, Anick Maille-Decorte, Patrice Decorte, Luc Midoux

avec les contributions de Marc Boudin, Benjamin Boudot, Jean-Bernard Carrière,
Aleksandra Kosinska, Dominique Luer-Perez, Frédérique Pelucchi, Marc Risso

(Groupe de recherche de l’Association Métamorphoses à Vallauris (06))

et les participants au stage du mois de mars 2021

Notre premier article dans Expliciter 129 avait rendu compte de l’expérience de l’écoute en s’intéressant à ce qu’évoquait « l’écoute, écouter » et en précisant les conditions de l’écoute : de l’ouïe à l’audition et de l’audition à l’écoute. Était aussi apparue l’interaction écouté-écoutant, qui a soulevé la question comment « bien écouter » ? qui est l’objet du présent article.
« Des écoutants qui écoutent » pourrait paraître une tautologie, or ce n’est pas qu’une lapalissade ! Devenir et former un de ces écoutants qui écoutent, relève d’une véritable éthique, aussi bien professionnelle que personnelle.
Fidèles à notre méthode qui est soucieuse de partir de situations concrètes, nous avons pratiqué quelques expériences d’écoute qui nous ont montré, si besoin était, que « bien écouter » est plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord.
L’écoute fait entrer en jeu plusieurs composantes : l’écouté l’est-il toujours comme il le souhaite ? L’écoutant entend-il toujours exactement tout ce que dit l’écouté, même en dehors des mots ?
Comment peut-on s’assurer de la satisfaction de l’écouté ? de l’exacte réception de ses propos ? de la parfaite attention de l’écoutant, sans omissions, ajouts ou interprétations ?
Pour notre part, nous avons trouvé bénéfique d’adjoindre à l’expérience la présence d’un tiers observateur, contribuant à une bonne écoute, à partir, d’une part de sa propre écoute de l’écouté et du retour de celui-ci sur l’écoute de l’écoutant, d’autre part de sa « supervision » de l’écoutant, de son exacte restitution des propos de l’écouté et de la prise en compte de tout ce qui doit faire partie de l’écoute, comme le non-verbal et le paraverbal.

Nous proposons ici plusieurs séries d’expériences autour du sablier, précieux outil, s’il en est, pour prendre conscience de tous les phénomènes à l’œuvre dans la communication.
À l’origine, l’utilisation d’un sablier matérialisant une durée trois minutes a été proposée en thérapie constructive par Jean-Pierre Ancillotti et Catherine Coudray, dans des situations où la demande ou la plainte de couples concernait leur “manque de communication”, “il/elle ne m’écoute pas”… Précisément, après l’accord des présents pour faire une expérience de communication, le premier locuteur était tiré au sort. Le sablier était alors renversé et il ou elle disposait de trois minutes de libre parole, l’autre personne devant garder le silence, avant de pouvoir parler librement à son tour trois minutes. Le fait de prendre la parole pendant trois minutes à tour de rôle sans être interrompu, ayant eu des effets bénéfiques sur la qualité de l’écoute entre ces personnes, et ceci vérifié à nombreuses reprises, nous avons eu la volonté d’intégrer cette expérience dans nos formations. C’est ce que nous vous proposons de découvrir dans la suite de cet article.

Après avoir relaté le contenu de ces expériences, nous avons, pour des raisons méthodologiques, procédé en deux temps :
– l’analyse incontournable des nombreuses difficultés qui font obstacle à une bonne écoute,
– et le déploiement de ressources de l’entretien d’explicitation qui permettent d’accéder à une bonne écoute et à cet art humain de bien écouter. N’en n’avons-nous pas plus que jamais besoin, tant sur le plan privé que sur le plan professionnel ?

Cette étude comportera trois expériences autour d’un sablier de trois minutes (voir l’Annexe pour le dispositif en formation).
Avant de les relater, précisons qu’elles ont fait chaque fois, avec l’accord des participants, l’objet d’un enregistrement qui demeure le support et le témoin neutre et objectif, qui est là, consultable à volonté et que ne peuvent contester ni la mémoire ou l’attention défaillantes, ni même ce que l’écouté et l’écoutant croient avoir dit ou entendu, en toute bonne foi.

Première expérience du sablier « en aveugle » : l’écoute ordinaire : difficultés et obstacles.
(Effectuée au cours d’un stage de formation à l‘Entretien d’explicitation en 2021).

Qu’entendons-nous par « en aveugle » ?
Dans un groupe composé de 4 participants, seuls l’observateur et le formateur-superviseur connaissent les consignes. L’écouté A et l’écoutant B qui vont parler tour à tour ignorent ces consignes qui leur seront précisées au fur et à mesure. Le premier locuteur est tiré au sort.

1 – L’observatrice propose au 1er locuteur A, s’il en est d’accord, de prendre le temps de choisir un thème, et lui dit qu’il dispose de trois minutes de parole libre sur ce thème, sans être interrompu par B.

Ce locuteur A choisit alors d’évoquer « un moment de [s]on enfance pendant les vacances d’été à Saint-Cyr–les-Lecques, dans une caravane ». « C’était juste exceptionnel : plein de copains, des copines, des jeux, c’est pour moi un souvenir qui vraiment évoque la joie, la jeunesse, les bons moments, en famille, avec les amis, le beau temps, la mer. J’ai beaucoup de souvenirs, des choses des fois même des petites ». Suit une longue évocation de la plage « vraiment très belle avec un sable fin, et surtout on a pied très loin. » (…) « les odeurs, les odeurs de pin, de chichis, de beignets », « la bonne bouffe, » (…) il n’y a que des émotions positives et je ne dirais pas que c’est un point d’ancrage quand je vais mal, pas du tout, mais quand même, je me sens bien après y avoir repensé. »

2- L’observatrice s’excuse d’interrompre le locuteur : « Le temps est écoulé », et s’adresse à B : « Si tu es d’accord, tu disposes de 3 minutes pour garder le silence, pour élaborer des questions en lien avec le thème, sans être interrompu par A »

B commence : « J’aime bien ton souvenir, c’est un jugement, mais que tu as partagé, que tu as transmis.(…) Ce qui m’intéresserait c’est pourquoi tu as pensé à ça comme thème, tu parlais de point d’ancrage et on était c’est vrai beaucoup dans l’évocation. » (…) « Je me trompe peut-être ou pas, je pense que ce souvenir reste, est un souvenir refuge ; si tu as envie de te sentir bien, sans te sentir mal au préalable ou pour réparer quelque chose, tu y repenses sans modération. J’ai moi-même un souvenir comme ça, mais c’est pas spécialement un thème que j’aurais utilisé. Quel était le déclencheur qui t’a fait vouloir nous partager cela ? » (…) « Ensuite, j’ai pas retenu où c’était ce camping, j’ai juste retenu que c’était une déconnexion, que des moments de plaisir, donc ça me parle c’est bien. » (…)  « Il y aurait aussi peut-être d’autres choses que tu pourrais explorer dans ce souvenir qui serait encore plus positif, pour le renforcer, ou peut-être que tu ne veux pas aller chercher, pour le garder intact, des petites choses éventuellement négatives qui auraient clairsemé ce souvenir, et que tu ne veux pas garder parce que au moins tu as ce souvenir intact positif. »

3 – L’observatrice interrompt alors B et s’adresse à A : « Si tu es d’accord, tu disposes de 3 minutes pour garder le silence, pour élaborer des questions en lien avec le thème, sans être interrompu par B » .

Le 1er locuteur A reprend la parole et commence en disant :  « En même temps que je t’écoutais je me suis rendu compte que l’écoute, elle est pas simple, elle est pas simple » (…) « il y a des petites choses que tu te rappelais pas, par exemple le lieu où c’était et pourtant je l’ai dit plusieurs fois. » « En fait c’est pas simple d’écouter quelqu’un, d’être pleinement présent pour enregistrer toutes les informations. » “A” ajoute : « Celui qui parle raconte une histoire fluide, simple, mais quand on est en face c’est pas toujours facile de vivre, de revivre une situation au travers de quelqu’un qui l’explique, qui la récite en fait, donc qui la partage. L’histoire est transformée en fait, elle peut pas être vécue à l’identique forcément, elle doit être très différente dans ta tête ». (…) « et je serais même curieux de te poser des questions comment tu voyais le camping, comment tu imaginais la plage, les beignets, où je les achetais… » ; « c’est vrai que ce serait marrant de te poser la question pour savoir comment toi tu as imaginé tous ces petits détails que moi je connais ». « Je pense que sur une même histoire ce sont finalement deux tableaux complètement différents. » (…) « et je me dis que c’est quand même très complexe la communication. Même quand on y prête écoute comme tu l’as fait, m’écouter, ce n’est pas facile. C’est même impossible. »

4 – L’Observatrice interrompt alors A, le remercie pour son retour et redonne la parole à B avec les mêmes consignes.

B marque d’abord sa surprise : « Je suis d’autant plus surpris que tu m’as indiqué le lieu à plusieurs reprises. Alors est-ce que c’était un lieu que je ne connais pas, et qui a passé le filtre de ma compréhension ou alors qu’il n’avait pas d’intérêt et je ne l’ai pas retenu ; j’ai dû me concentrer, c’était un travail très actif pour moi d’être à l’écoute de ce que tu me disais, parce que j’étais vierge de toutes informations, de tout vécu ». (…) « Comment je vois ton souvenir ? Je le vois avec mon vécu, selon mon expérience, mon passé. » (…) « la première chose qui me vient à l’esprit quand tu me dis ce que toi tu as vécu, ce sont, euh, des références miroir avec ce que moi j’ai vécu ; ça me fait penser à ce dont on parlait , du « savoir écran » [référence à la formation en cours – NDA], clair et net, quand on fait une sorte de rapprochement. » B évoque alors le camping à côté de chez lui : « C’est pas un souvenir agréable pour moi, j’ai zappé ». (…)  « Tu me parles de longues plages donc la plage de Vendée avec ces histoires de marée haute marée basse c’est ça que je vois, voilà, la longueur. »

CONCLUSIONS

Cette expérience d’écoute « en aveugle », donc naturelle, pour ainsi dire, et telle qu’elle peut se présenter dans la vie courante lorsque nous participons à un échange ordinaire, s’est avérée très riche d’enseignements, qui ont été confirmés par les autres groupes de stagiaires.
Dans ce premier temps, nous évoquerons les difficultés inhérentes à l’écoute que l’expérience fait apparaître.
1 – Tout d’abord se dégage une prise de conscience, parfois une « surprise », de la difficulté et de la complexité de l’écoute et de la communication, qui se manifeste plus particulièrement au retour de chaque participant. “A” en conclut à la difficulté, voire à l’impossibilité, de l’écouter. De même B souligne une nécessaire concentration : être à l’écoute est un travail très actif.
Quels éléments ont permis de prendre conscience de cette difficulté de l’écoute ?

2 – Les omissions, donc une sorte de déperdition de l’écoute. C’est ce que note A, d’emblée, dans son 1er retour après les propos de B : « Pourtant, je l’ai dit plusieurs fois ». B, quant à lui, dans sa 1ère prise de parole après A, constate simplement : « J’ai pas retenu où était ce camping », mais surtout y revient dans son 2ème retour après le retour de A et, dans sa surprise (répétée) cherche une explication, mettant ainsi en évidence des éléments qui interviennent dans une écoute « incomplète » :
a) la « sélection d’information » : « J’ai juste retenu que c’était une déconnexion, des moments de plaisir » (premier retour). Mais au 2ème retour, une prise de conscience et une auto-information sur son oubli et sur la qualité de son écoute font découvrir une autre raison à cette omission.
b) un “savoir-écran”, ici un souvenir écran  : ramener l’inconnu à du connu quand quelque chose « passe le filtre de la compréhension », devant un lieu inconnu par exemple. L’illustration en est donnée par l’évocation de la « longue plage » du Midi du locuteur A : elle est retranscrite par B en « la plage de Vendée avec ses marées hautes et ses marées basses, voilà pour la longueur ». Il y a là une sorte de « traduction » des propos de l’écouté, afin de se retrouver en « pays de connaissance » forcément autre… que celui de l’autre.
Dès lors, en creusant plus avant, apparaissent aussi des obstacles à l’écoute plus ou moins conscients chez l’écoutant.

3) Les biais affectifs et cognitifs : ainsi, le lieu évoqué dans l’« omission » et considéré comme « sans intérêt » (B 2ème retour), s’avère se rattacher au camping qui « n’est pas un souvenir agréable… j’ai zappé ». Dès lors, le camping ne devient-il pas un élément inaudible de l’écoute ?
– l’écoutant B d’ailleurs, répondant à une question de l’écouté « comment tu voyais… ? quel tableau tu t’es fait de mon histoire ? » constate, avec réalisme : « comment je vois ton souvenir ? je le vois avec mon vécu (…) selon mon expérience, mon passé ». L’écoute engage ici la cohérence de l’être. B parle de références-miroir, de savoir-écran qui lui font opérer une « sorte de rapprochement » qui n’est pas forcément l’exacte teneur de l’écoute.
l’effet de résonance que peut susciter le discours de l’écouté, pour être une forme d’empathie chez l’écoutant, n’en risque pas moins d’être une dérive qui peut lui faire suppléer ses propres ressentis à ceux de l’écouté.
Ainsi, dans la reformulation des propos de l’écouté, différente de la reprise de ses termes ou de la récapitulation exacte, il semble s’opérer un glissement affectif : « le point d’ancrage » de l’écouté A devient « souvenir-ressource » chez B, d’autant plus que s’y ajoutent une interprétation personnelle : « pour réparer quelque chose » et un jugement « tu y penses sans modération » ; autant d’éléments qui, d’approximation en ajout, modifient le témoignage de l’écouté, tout comme la première notation du retour de B : « j’aime bien ton souvenir, c’est un jugement, mais que tu as partagé », alors que A est resté essentiellement dans l’évocation (sensations, odeurs, plaisirs) et dans le constat prudent « je ne dirais pas que c’est un point d’ancrage ». “A”, lui, exprime clairement les difficultés de l’écoute après le 1er retour de B : « Je me dis que ce n’est pas toujours facile de vivre, de revivre une situation au travers de quelqu’un qui l’explique (…) L’histoire est transformée en fait, elle ne peut pas être vécue à l’identique, forcément, elle doit être différente dans ta tête » (…) « sur une même histoire, finalement, ce sont deux tableaux complètement différents ».
Dès lors, il n’est pas étonnant que chez les deux locuteurs, dans le temps même de l’écoute, s’élaborent des questions qu’ils auront envie de poser à celui qui est écouté. Nous reviendrons sur le questionnement dans la 2ème expérience, mais voyons dans un premier temps l’obstacle que peut constituer un certain type de questions.

4) Le questionnement inadéquat ou inopportun dans le contexte peut en effet être un piège qui nuit à la bonne qualité de l’écoute. Remarquons d’abord que si l’observateur rappelle aux intervenants le libre droit de questionner, c’est dans le cadre respectueux d’écouter l’autre sans l’interrompre pendant ses 3 minutes de parole. On devrait se souvenir plus souvent de cela dans nos échanges et dans les situations de communication. Le temps donné ainsi à l’élaboration de la question est précieux. Pour autant, toutes les questions ont-elles la même pertinence ?
Les « pourquoi ? »
L’entretien d’explicitation nous rappelle que les « pourquoi ? »ne sont pas toujours productifs. Ainsi, demander « pourquoi tu as pensé à ça comme thème ? » ou « quel était le déclencheur ? », c’est déporter « en amont » l’intérêt du discours de l’écouté, le décentrer de l’évocation de ses sensations et de ses souvenirs, et perdre de la présence et de la disponibilité à la teneur exacte du propos.
5) Enfin, voisine du questionnement, la suggestion voire l’induction d’une autre démarche, oriente l’écouté sur des non-dits et sur une direction qu’il n’a pas choisie : « il y a peut-être d’autres choses que tu pourrais explorer »(…) «  des petites choses éventuellement négatives qui auraient clairsemé ce souvenir ». S’ensuit un autre scénario supposé et justifié par B : « Et tu ne veux pas garder parce qu’au moins tu as ce souvenir intact positif. » Dans cette induction négative de B nous pouvons voir la projection de ce savoir-écran : « camping=désagréable ». Cela vient donc induire les propositions de B et « polluer » l’écoute.
En conclusion, on se rend compte par l’expérience de tous les dangers qui menacent une bonne écoute, une écoute scrupuleuse : omissions, ajouts, approximations, traductions, reformulations, peuvent engendrer des biais qui altèrent la qualité et la justesse de l’écoute, plus ou moins consciemment et malgré la courtoisie de l’échange.

Deuxième expérience du sablier en conscience (et connaissance des consignes)

Les ressources de l’explicitation : écouter s’apprend.

Dans ce 2ème tour de l’expérience, les participants sont les mêmes, ainsi que le formateur-superviseur ; les trois personnes qui ont déjà participé au premier tour « en aveugle » s’installent à des places différentes. Elles ont échangé leurs rôles, l’observatrice devenant B, le locuteur A étant désormais observateur, et le locuteur B occupe la position A. Ces participants ont pris conscience du déroulement de l’expérience, et du fait que l’enjeu est la qualité de l’écoute.

En ce second tour, l’observateur possède donc les consignes et est responsable du sablier de trois minutes.

1) L’observateur propose alors à A : « Si tu en es d’accord, je te propose de prendre le temps de choisir un thème,…. Très bien, je te remercie, tu disposes de trois minutes de parole libre sur ce thème, sans être interrompu par B. »

A (l’ancien B) dit : « Je vais parler des gens qui n’écoutent pas et partent sur leurs ressentis , je vois cela chez les patients  ou bien quand je parle d’une expérience avec le désir d’être écouté à propos de cette expérience. Le retour n’y est pas, l’écoute n’y est pas non plus. » Il enchaîne sur les échanges avec son père, longuement analysés :  « Ce manque d’écoute est ancré, c’est à la base un manque d’écoute de mon père qui a le chic pour couper la parole (…) il n’est pas à l’écoute il a cette façon de faire qui me déplaît, (…) je peux pas juger dans sa façon de s’exprimer mais je juge sa façon de faire. Quand il est pas d’accord, c’est son point de vue qu’il va énoncer et qu’il va appuyer et on peut discuter, ça j’ai réussi à instaurer ça dernièrement, je lui ai dit : est-ce que ça t’intéresse, c’est mon point de vue ? Donc là il s’est mis à écouter. J’ai réussi à ouvrir cette porte, … Ça avance petit à petit, sauf que il a le dernier mot et hop ! Il repart : “Oui mais je pense ça en fait”… ».

2) L’observateur remercie A et donne la parole à B, pour trois minutes sur ce même thème : « Tu peux garder le silence ou élaborer des questions ».

B (l’ancienne observatrice) remercie A pour ce partage et le questionne avec courtoisie :  « J’ai des questions, tu répondras ou pas, ça c’est à toi de voir. » (…) » « dans quelle situation ça arrive ? [NB. De ne pas être écouté] c’est peut-être quand tu te sens frustré, quand les autres parlent et que toi du coup …. Il me faudrait un exemple plus précis pour que je comprenne… ».  B souligne : « Et après tu as fait le lien avec ton père » Elle note qu’avec ce dernier, « la communication est difficile », et reprend les termes de A : « Il veut avoir le dernier mot ». B rend compte de la tentative de A pour faire « évoluer » la situation « …ça bouge, ça évolue donc peut-être en effet une évolution possible euh… ». Puis : « J’ai une autre question qui me vient, c’est de savoir comment toi tu te sens dans cette relation là avec ton père, et même au-delà de ça comment tu te sens avec ces frustrations dans le détail, qu’est-ce qu’il se passe de ton côté, à ce moment-là quand tu es face à ces personnes qui parlent » . Après un silence, B termine en disant :  « L’écoute c’est pas évident, et on apprend depuis tout petit dans la relation avec nos parents, avec les autres, l’école, et ça se poursuit, une reproduction de ce qu’on a appris et c’est difficile d’apprendre à écouter ; c’est pas évident d’apprendre ce qui est difficile à faire pour quelqu’un ». 

3) L’observateur l’arrête, les trois minutes étant écoulées, et redonne la parole à A :

A remercie deux fois, en particulier pour toutes les questions. « Il est difficile de tout retenir, toutes ces questions, et de pouvoir y répondre. Je vais essayer sans en oublier une. » A reprend l’exemple de la relation avec son père. «  (silence….) Il est juste de dire qu’il est possible que c’est difficile pour moi de comprendre comment ça se fait que les autres ne peuvent pas ouvrir leur écoute à partir du moment où j’ai eu un modèle qui lui n’ouvrait pas son écoute. » Il cherche les raisons, voire les excuses :  « C’est quelqu’un qui travaillait beaucoup et qui n’avait pas le temps à l’écoute ; c’est aussi ce que je reproduis beaucoup et que je pensais être le bon modèle. » A commente : « Il est pas facile cet exercice ! » A revient sur sa frustration (notons que le terme “frustré” avait été employé par B, or ce terme n’a pas été introduit par A, et pourtant il l’emploie ici) : « Je l’accepte de temps en temps quand je remarque que la personne est en décalage avec l’écoute ; je force pas l’autre à écouter … sauf avec les enfants (rires) mes enfants ; il est fréquent que je dise :« Il y a quelque chose d’important il faut que je te dise que tu écoutes ce que j’ai à te dire … avec d’autres personnes, peut-être aussi maintenant avec mon père, avant avec mon ex-femme. » et A évoque celle-ci : « Sa technique était pas mal, parce qu’ elle m’écoutait, puis après m’avoir laissé parler pendant une heure, j’attendais un répondant, J’attendais une réponse, … que j’avais pas ! elle disait : “OK merci, tu as dit ce que tu avais à me dire c’est bien”. J’avais quand même un mur, j’attendais un échange », « avoir envie d’être écouté, c’est aussi avoir envie d’échanger», ajoute-t-il.

4) L’observateur l’arrête et redonne la parole à B.

B reprend son dernier mot « l’échange » :
« Oui, l’écoute va avec l’échange et pour toi c’est important, c’est pas seulement d’être écouté, c’est aussi d’être entendu pour ce que tu as à dire, pour ce que tu as envie de dire. Après, l’autre est en capacité de le recevoir, d’y répondre ou pas. »
« Ton besoin d’être écouté et cette envie de dire, est-ce que c’est avec une personne en particulier, à deux, à toi-même aussi, avec tes enfants, ? » B note ce besoin plusieurs fois :  « On a besoin d’être écouté si on veut écouter les autres aussi, il y a les deux niveaux. J’ai une autre question : à quel moment tu sais que tu es écouté, et à quel moment tu sais que tu n’es pas écouté ? …. Voilà j’aurais aimé savoir un peu plus en détail ce que ça voulait dire pour toi. Et une autre question, qu’est-ce que toi par rapport aux éléments qu’on a pu voir [dans la formation en cours], à l’expérience que tu vis, qu’est-ce que tu pourrais choisir comme outil ou du moins y réfléchir pour signifier à l’autre que tu as envie d’être écouté, pour dire que tu as envie de dire des choses ? Comment tu pourrais le formuler, quel mot tu pourrais utiliser, voilà, c’est à la fois une question et une invitation à réfléchir à ça, pour que tu puisses dire ce que tu as envie de dire à … quand tu le choisis. Après, l’autre, est-ce qu’il est disponible à ce moment-là, c’est toujours un point d’interrogation ; en tout cas toi, déjà à ton niveau,qu’est-ce que tu peux faire pour occuper cette place-là, avec tes mots ? c’est quelque chose d’intéressant que tu as amené, ça laisse à réfléchir. Cette place de vouloir dire, pour chacun, ça veut dire beaucoup, d’écouter, ça signifie beaucoup de choses. »

CONCLUSIONS

Dans ce deuxième temps de parole, plus directement ciblé sur le problème de la qualité de l’écoute, dont les participants ont pris conscience comme écoutés et comme écoutants, au point que le premier locuteur du deuxième tour l’a choisi librement comme thème, apparaissent des éléments nouveaux qui sont directement en corrélation avec l’écoute et à prendre en considération dans celle-ci ; ils peuvent alors devenir des adjuvants ou des obstacles à l’écoute, selon ce que nous en faisons ! En devenir conscient peut apporter un éclairage neuf.

I – Des éléments ambivalents :

1) Les liens d’attachement : Ils ont ressurgi chez plusieurs participants, dans la figure du père ou de la mère et dans la manière dont ils ont donné dès le départ une coloration particulière à la communication et à l’écoute… ou à la non-écoute.
C’est ainsi qu’une écoutante dit à l’écouté qui vient de parler des « gens qui n’écoutent pas », puis de son père :  « Et après, tu as fait le lien avec ton père ». Elle reprend alors les propres termes de l’écouté : « Il veut avoir le dernier mot », répercutant ainsi à cet écouté cette auto-information et l’occasion de devenir son propre écoutant.
En effet, les liens d’attachement peuvent agir sur nous à notre insu quand ils induisent un « modèle » d’écoute ou de non-écoute avec nos propres enfants ou avec les autres, quand ils génèrent une peur du jugement ou une peur de ne pas être écouté, une « timidité », un « manque de confiance en soi », une « dévalorisation », voire une « colère », comme en ont témoigné plusieurs participants à cette expérience du sablier.

2) Les ressentis, qui peuvent être une richesse de la sensibilité, sont aussi à même de devenir des inhibiteurs de l’écoute, s’ils se suppléent, par un effet de résonance ou par égocentrisme, à ce que dit l’autre. C’est ainsi qu’un des participants associe ne pas écouter et partir sur ses ressentis. Les ressentis peuvent alors générer un jugement que l’on s’autorise plus ou moins : « je peux pas juger dans sa façon de s’exprimer, je juge sa façon de faire », jugement qui, malgré le distinguo subtil, précédé de « j’adore mon père », reste une fermeture à la communication.

3) Une intersubjectivité qui pour certains n’en est pas une entre écouté et écoutant, malgré une écoute « polie ». Notifier simplement : « OK, merci, tu as dit ce que tu avais à me dire, c’est bien », laisse devant un « mur » comme le dit A, ce qui ne veut pas forcément dire qu’il n’a pas été écouté. Par ailleurs d’autres participants ont insisté sur la violence qu’il y a à ne pas avoir l’impression d’être écouté : « ça peut mettre en colère », « biaiser la relation avec l’autre », « créer des tensions parce qu’on ne se sent pas compris, peut-être pas valorisé, pas entendu (…) ça peut faire effet boule de neige sur une communication mal vécue ».
Comment transformer ces éléments de manière constructive ?

II) Pistes pour devenir un bon écoutant :

Déjà présentes dans la première partie de l’expérience, elles se confirment ici de manière beaucoup plus précise et d’autant mieux que les participants ont pris conscience que leur écoute pouvait être imparfaite et qu’elle était chose « complexe » et « difficile ». C’est ce que dit un participant, lors de ce 2ème tour : « il est pas facile, cet exercice… » et il ponctue d’un temps de silence. Il s’agit donc d’abord d’en finir avec cette fausse évidence : nous savons écouter, bien sûr ! puisque nous avons l’ouïe.

1) L’écoute est un apprentissage :

C’est ce que dit une participante : s’entraîner à bien écouter s’apprend « depuis tout petit dans la relation avec nos parents, avec les autres, l’école, et ça se poursuit », « c’est une reproduction de ce qu’on a appris ». Il faut apporter à ce mot de re/production tout son sens premier : non pas une production à l’identique, une copie comme l’entend A, qui parle de « modèle », mais une « production » que l’on a repensée, intégrée, éventuellement « dépolluée » et nettoyée pour en faire une création véritable.
Mais nul doute, continue la même participante, qu’il « est difficile d’apprendre à écouter le modèle qu’on a du mal à écouter ; c’est pas évident d’apprendre ce qui est difficile à faire pour quelqu’un. » Face à cette difficulté, il faut tenter comme dit A « d’ouvrir une porte » à quoi répond « une évolution possible » évoquée par B. Outre des « postures » à cultiver, nous avons des « outils » que nous donne l’entretien d’explicitation. Nous pensons au contrat de communication, au quadrille de l’explicitation, aux relances ericksoniennes …

2) Une posture incontournable : la disponibilité.  Elle a été reconnue par de nombreux participants comme une des qualités premières du bon écoutant : « être pleinement présent », « être disponible ». Ainsi, une participante explique « que la qualité d’écoute peut être affectée par l’état de fatigue ou de disponibilité ». Elle ajoute qu’on ne doit pas hésiter à « notifier » : « Je suis désolée, j’arrive pas à t’écouter, je suis hyper fatiguée et je suis préoccupée ». Le déclarer à l’interlocuteur « enlève la pression du devoir d’écouter ». Car, contrairement à ce que l’on pourrait penser « le fait de l’exprimer a été bien accueilli par l’autre » qui ne s’est pas senti rejeté comme il aurait pu l’être dans une écoute distraite et donc médiocre : « c’est pas grave, on en reparlera une autre fois ». La participante ajoute : « On a toujours peur de décevoir l’autre », « j’ai toujours l’impression qu’il faut toujours être prêt à écouter l’autre d’abord, faire passer l’autre avant soi. En fait, non ; je remarque qu’avec le temps, s’écouter soi aussi, c’est valoriser l’autre parce qu’avec lui on est en présence, enfin, on est juste dans ce qu’on partage. »
Un bon écoutant doit donc savoir libérer son écoute de la peur et de la culpabilité, voire d’une empathie compassionnelle qui lui ôterait ouverture et disponibilité. Il est donc en droit – ou devoir – de se demander : « puis-je tout écouter ? suis-je confortable ? » Cette éthique, qui demande du courage, est particulièrement indispensable au thérapeute mais aussi à tout bon écoutant qui souhaite qu’il se passe, qu’il « passe » quelque chose dans l’échange. Seule une attitude d’ouverture permet alors de voir les possibles pour l’écouté… et pour l’écoutant, car toute écoute est « à deux niveaux » comme le dit une participante.
Mais la bonne volonté ne suffisant pas à faire « un bon écoutant », il doit aussi se servir des outils précieux de la communication.

3) L’art du questionnement : Nous avons déjà évoqué le questionnement comme pouvant être fermé et improductif; les « pourquoi ? » par exemple peuvent induire chez l’écouté une justification de sa parole ou la recherche d’une explication plus ou moins impossible. Mais, bien mené, le questionnement peut devenir une véritable maïeutique, qui, en privilégiant le « comment ? », offre à l’écouté des voies d’accès à l’accouchement de sa parole. Nous devrions, dans tout bon questionnement, intégrer ce temps d’élaboration que nous laissent les trois minutes du sablier et dont nous avons expérimenté la ressource qu’elles représentent. En effet, cela laisse à l’écouté l’occasion de s’exprimer pleinement sans interruption (voire intrusion), et à l’écoutant l’occasion de laisser « s’expanser » la parole de l’autre, d’y réfléchir et de mûrir des questions ouvertes et pertinentes qui sont à la base de l’entretien d’explicitation. « Écouter, c’est commencer par se taire », c’est être attentif à ce que dit l’autre, dans son verbal, son non-verbal, ses hésitations, ses silences. C’est plus particulièrement même être attentif à ce qui nous surprend ou nous déroute, ou encore à ce que nous ne sommes pas sûrs de bien entendre – comprendre. « C’est la différence qui crée l’information » comme dit Gregory Bateson.
De la qualité et de l’acuité de mon écoute va donc dépendre la pertinence de mes questions, celles qui feront que l’écouté se sentira écouté. Car dans l’échange la question pertinente aide l’écoutant à s’informer auprès de l’écouté tout en apportant à celui-ci une interrogation-réflexion qui peut le conduire à l’auto-information. C’est donc un outil précieux qui peut prendre plusieurs formes :
a) la récapitulation (sans reformulation) avec les termes mêmes de l’écouté s’enquiert auprès de celui-ci de l’exacte prise en considération de son discours, qu’il entend donc lui-même, peut-être autrement, en devenant son propre écoutant.
b) la demande de précision sur un terme employé par l’écouté le clarifie non seulement pour l’écoutant mais aussi pour l’écouté. « Quand tu dis …. », « peux-tu préciser, c’est quoi/comment, pour toi ? ». La précision peut porter sur un lieu, sur un moment : « à quel moment tu as su que… ? » ou encore : « quels sont les moments-clés pour toi… ? », sur une représentation vague et incertaine : « comment vois-tu… ? » ; « quel tableau te fais-tu de mon histoire ? » demande un participant.
c) la fragmentation est un autre procédé qui aide à résoudre un problème qui peut, en bloc, paraître « une montagne » ! « Peux-tu revenir sur un moment qui t’a semblé très long et qu’on aurait à fragmenter : à quel moment tu te sens mal à l’aise ? » demande une écoutante.
d) la différenciation clarifie aussi une situation trop « compacte » et qui peut devenir « illisible » : « Est-ce que ce besoin d’être écouté et cette envie de dire, c’est avec une personne en particulier, à deux, à toi-même, à tes enfants ? »

Cette richesse de l’entretien d’explicitation se retrouve particulièrement dans la thérapie constructive. La question « travaille » l’écouté et peut, avec son accord, se transformer en une « tâche », parfois minimaliste, proposée à celui qui consulte.

4) La gestion des silences enfin, est des plus délicates. À quel moment faut-il interrompre un silence ? Faut-il inconditionnellement le respecter, avec le risque d’une rupture dans la communication ? Dans la conversation courante, même si l’on dit qu’« un ange passe », le silence crée souvent une impression de vide, d’attente, voire de malaise. Et pourtant, dit une participante écoutée : « Il est intéressant de voir ce qui se joue dans les silences » . « C’est agréable, en fait, d’avoir un petit moment de vide qui nous donne des informations sur nous , qui ne sacrifie pas à l’obligation de toujours combler le vide, toujours être efficace…productif » ; et elle s’interroge sur la pression de la société, de l’éducation, du travail, de l’environnement.
Le contexte expérimental du sablier préserve en quelque sorte l’écoutant d’avoir à résoudre ce problème. Mais dans un autre contexte d’écoute, comment faire devant 6 ou 9 secondes qui peuvent paraître plus longues à l’écoutant qu’à l’écouté qui en a « besoin» et pour qui elles « jouent un rôle indéniable »? On peut alors risquer une question de relance par la simple reprise, plus ou moins évasive, des derniers mots de l’écouté pour l’assurer que notre intérêt d’écoutant est toujours présent ; « Oui, tu disais que… » C’est ainsi que dans notre expérience du sablier, une écoutante reprend le dernier mot de l’écouté : « échange », et enchaîne « Oui, l’écoute va avec l’échange ».

En conclusion
Un des critères de la bonne écoute est de faire émerger une intersubjectivité entre écouté et écoutant, et quelle plus belle réponse à une parole que celle de l’écouté qui dit à son écoutant : « merci beaucoup, merci pour toutes tes questions » ou encore « c’est quelque chose d’intéressant que tu as amené et qui laisse à réfléchir ». Ici, « laisser », plus encore que « donner », évoque un espace ouvert à la liberté de chacun et où chacun « trouve la place de sa parole », et au contact de l’autre devient à la fois écouté-écoutant et écoutant-écouté, pour le plus grand profit, la progression et le bien-être des deux. Notons que lors de cette expérience du sablier, réalisée le dernier jour de la formation, les stagiaires ont fait part du fait qu’étant contraints de garder le silence pendant l’écoute du locuteur, ils ont constaté une différence de leur position, dans le sens d’une progression, entre les premiers exercices du début de leur formation et cette expérience.

Troisième expérience « minimaliste » du sablier : qui fait le moins…. suggère le plus.

Cette expérience en 4 temps, préalable à toutes les autres qui viennent d’être analysées, a réuni un écouté, un écoutant et un observateur, intimes et amis de longue date, autour de la consigne suivante :
l’écouté parle ; l’écoutant rend compte de ce qu’il a écouté ; l’écouté donne son avis sur le compte-rendu de l’écoutant ; l’observateur intervient à partir de sa propre écoute sur ce double compte-rendu.
Il s’agit donc ici du tout premier stade de l’écoute : l’écoute attentive du discours de l’écouté et la capacité d’en restituer fidèlement le contenu.

L’écoutée A parle du dernier livre qu’elle a lu, La Supplication de Svetlana Alexievitch sur Tchernobyl, « afin d’aider un étudiant dans son travail ». Livre « dérangeant » parce que, « parlant de Tchernobyl, il évoque en fait une période qu’on traverse un peu aujourd’hui avec des approximations, des rumeurs, des peurs, enfin il y a tous les ingrédients que nous avons actuellement ». Tentée de « laisser tomber » « j’ai persévéré parce que j’avais envie de rendre ce service ; et en rendant ce service, ça m’a rendu service. » (…) « mais mon problème n’est pas là » ;
« je voudrais faire sentir à ces jeunes gens, qui ne lisent plus, l’importance de la lecture pour leur enrichissement personnel. Question : ai-je fait entrevoir cette chose-là ?(…) » ; «  la deuxième question que je me suis posée plusieurs fois dans ma vie, à partir du proverbe chinois “donne un poisson à un homme, tu le nourris un jour, apprends lui à pêcher, tu le nourris toute sa vie ”, c’est : est- ce que ce travail, que j’ai mâché à mes élèves peut leur servir à eux dans l’existence, par delà le profit immédiat ? Est-ce que je rends le vrai, le bon service ?»

Compte-rendu de l’écoutant B :

« Tu nous a parlé du dernier livre que tu as lu ; ce livre t’a frappée et tu l’aurais volontiers laissé tomber mais comme c’était un service que tu avais envie de rendre, tu t’es mise au travail de façon acharnée, assidue, à partir de deux heures du matin. Alors finalement, ce service que tu as rendu t’a rendu service à toi-même puisque tu as trouvé beaucoup de points communs dans la situation décrite après cette explosion de Tchernobyl avec la situation actuelle (…) ; à partir de là, à partir de ce travail, tu t’interroges, tu voudrais que ce ne soit pas seulement scolaire mais que ça développe chez l’étudiant l’intérêt de la lecture.(…) Et la deuxième question que tu te poses sur ce travail mâché que tu as accompli tout au long de ta carrière, , c’est s’il ne sert aux gens que pour l’instant, que dans un objectif restreint. Donc la question fondamentale c’est : est-ce qu’en faisant ça tu te rends le bon service, ou bien est-ce que tu ne ferais pas mieux de dormir jusqu’à sept heures du matin. »

Avis de A sur le compte-rendu de B :

« Je proteste énergiquement contre la dernière question ; Tu as dit « est-ce que tu t’es rendu service en te levant à deux heures du matin, est-ce que tu n’aurais pas mieux fait de rester au lit… » : je n’ai jamais parlé de ça, et ce n’est pas une blague, c’est très très important, je ne pose pas du tout la question par rapport à moi, est-ce que je me suis rendu service ; nous avons dans le contrat, est-ce que je me suis sentie bien écoutée : oui, dans la majorité de ce que tu as dit, je me suis sentie parfaitement écoutée et parfaitement comprise, y compris dans les deux demandes que j’ai formulées ; (…) mais après, je pense que c’est toi qui te posais cette question sur ma pratique; mais moi je ne me la pose pas ; pour moi, c’est une nécessité, c’est fondamental dans ma personnalité de répondre à une demande ; et si ça m’est utile ou non ne m’intéresse pas. »

Les remarques de l’observateur C :

« J’ai observé que l’écoutant a regardé l’écoutée 10% du temps, se privant je pense notamment de voir les moments où elle était dans un récit et les moments où c’était vraiment du revécu, parce qu’il y avait un aller-retour comme ça entre le cognitif et le vécu ; tu t’es privé d’informations ; cela souligne la difficulté d’articuler la prise de notes avec l’observation de l’écouté ; il faudrait arriver à au moins du 50/50.
La deuxième chose, c’est que quand on connaît la personne, il y a dans le compte-rendu des éléments qui sont apportés par l’écoutant qui n’étaient pas dans les propos de l’écoutée : tout ça peut être du savoir-écran dans la mesure où c’est apporté par le vécu commun ou le savoir qu’on a sur la personne qu’on connaît, ce qui crée des difficultés : ne pas se gargariser et mettre de côté. Il faut s’en tenir à ce qu’a dit la personne, il y a une différence entre récapitulation et reformulation. »

CONCLUSIONS :

Outre les retours formulés par les participants et l’observateur, il faudrait ajouter d’autres éléments qui apparaissent à l’écoute de l’enregistrement et que la seule retranscription écrite ne fait pas apparaître ici. Ils sont une autre source d’information et en particulier de précieuse auto-information pour les participants eux-mêmes : ton et débit de la voix, hésitations, silences. On voit l’intérêt que l’enregistrement peut présenter dans un entretien thérapeutique en particulier.
Par exemple ici, l’écoutée A, qui est très passionnée et a vécu ce moment de communication et d’écoute comme « satisfaisant » et « agréable », s’est trouvée, à l’écoute de l’enregistrement, agressive, moins dans la voix que dans les termes : « très très important », « c’est toi qui » très frontal, alors qu’elle a senti la bienveillance de l’écoutant B.

Quels sont ces éléments révélés par plusieurs écoutes de l’enregistrement ?

1) Le rôle du contexte d’écoute : il apparaît nettement ici où les intervenants se connaissent intimement ou amicalement. Peuvent alors émerger :
a) le risque de « biais affectifs » ou de savoir-écran ; ainsi, l’écoutant B s’est plus intéressé à ce qui lui paraissait de l’« intérêt » de l’écoutée qu’à ce qui l’intéressait elle-même.
b) Le « choc » des cohérences vient pointer la difficulté à écouter avec neutralité quelqu’un que l’on connaît bien : ainsi, dans cette expérience, écoutée et écoutant, plus naturels, ont laissé plus librement parler leur cohérence : l’écoutée a recherché l’intimité à travers le regard de l’écoutant occupé à tout noter scrupuleusement. L’écoutant a manifesté ce même souci de complicité par un humour qui a consisté à « charger » l’acharnement de l’écoutée au travail…et qui n’a pas été perçu par l’observateur et a été rejeté par l’écoutée : « ce n’est pas une blague ». Ecouter les mots « énactés » aurait pu mettre les uns et les autres sur la voie de leur cohérence respective.
c) Mais l’expérience suggère aussi : l’écouté peut-il demander à n’importe qui d’être son écoutant ?
– Dans la vie courante, pouvons-nous aborder les mêmes sujets avec tout le monde ? N’y a-t-il pas une clairvoyance, voire une courtoisie, de l’écouté à choisir un écoutant motivé par son propos ?
– Dans le cadre thérapeutique, la relation de confiance entre le consultant et le thérapeute n’est-elle pas primordiale ? Mais la relation préexistante de nature affective, amicale ou autre, n’est-elle pas un frein, voire un obstacle pour une bonne écoute ?
– Se rattachant au contexte d’écoute se pose donc aussi la question de son objectif : celui-ci en effet influence à la fois l’écoute, les filtres qu’on a comme écoutant, et le questionnement qui ne sera pas le même s’il s’agit d’un objectif d’aide, de recherche, de compréhension, de résolution d’un problème, ou d’un partage amical informel.

2) La nécessité d’une démarche d’explicitation au cours de l’accompagnement :

a) En effet, toute situation d’écoute  continue de « travailler » « l’écouté » et l’« écoutant ».
Ainsi, c’est après coup seulement que l’écoutée A a constaté qu’il n’avait pas été répondu à ses questions finales, ce dont elle a reparlé avec l’écoutant qui lui a rappelé la consigne de cet exercice d’écoute : « écouter celui qui parle et rendre compte exactement de ce qui a été dit ». Il a ajouté d’ailleurs « tu avais répondu à ta question par le proverbe chinois », ce qui montre deux choses :
Débordant donc la consigne, il apparaît que l’écouté peut souhaiter un « écoutant » qui soit un « répondant » et que toute situation de bonne écoute s’inscrit dans un contexte d’échange, c’est-à-dire d’action réciproque.
– L’écouté a parfois besoin d’entendre ses propres mots repris par l’écoutant, et de devenir ainsi son propre écoutant, avec une ressource qu’il ne voyait pas.
– La pertinence de la consigne est fondamentale dans tout exercice sur l’écoute. À la lueur de nos trois expériences, nous voyons donc ce qu’une consigne « parfaite » sur l’écoute devrait intégrer. Mais il reste évident que pour des raisons méthodologiques, il vaut mieux chaque fois « cibler » un aspect de l’écoute pour l’approfondir. Ici, la consigne prenait en compte un point majeur, le retour de l’écoutée, mais nous remarquons que celui-ci ne dispense pas du questionnement de l’entretien d’explicitation.
b) L’entretien d’explicitation, en effet, permet à l’écoutant de s’assurer au plus près qu’il a bien compris les mots de l’écouté en les reprenant exactement, en lui demandant des précisions, en récapitulant.
c) Il permet aussi à l’écoutant, même s’il semble dans la neutralité d’une « position basse », de manifester sa présence, son intérêt, voire son empathie bienveillante, et encore sa capacité de s’adapter à la manière dont l’écouté souhaite être écouté, au cas par cas, aussi bien à son besoin de silence qu’à son désir de voir intervenir l’écoutant. Par l’entretien d’explicitation, l’écoutant donne alors des repères à l’écouté pour qu’il sache qu’il est bien entendu, et ce qu’il formule à cet effet l’éclaire en même temps que l’écouté.

3) Aspect holistique (global) de toute écoute, ce que Daniel Stern appelle « un monde dans un grain de sable ».
Faut-il aller jusqu’à dire, pour reprendre les mots d’Orwell cités par Etienne Klein, que « les mots n’ont pas plus de rapport avec la réalité que les pièces d’un jeu d’échec avec les individus » ?, et qu’en conséquence, une restitution même « rigoureuse » de ces mots « n’implique pas nécessairement qu’elle vise juste » ? (Etienne Klein, Matière à contredire, p.51).
Il apparaît donc que l’écoute rigoureuse et fidèle du seul verbal – qui est en soi déjà difficile – n’est que la condition première et minimaliste d’une bonne écoute.

L’entretien d’explicitation permet que l’écoute, base de la communication, devienne « une rencontre interactive » qui rend possible « l’émergence d’une conscience intersubjective »  (D. Stern) où écoutant et écouté deviennent conscients de ce que dit l’autre.
Nous avons pu le voir dans la deuxième expérience. Ce « moment de rencontre », majeur pour Stern, mérite d’être approfondi dans ses trois temps :
–  premier temps : « le moment présent normal », « le maintenant subjectif » dont on ne peut « savoir exactement ce qu’il se révèlera » : c’est par exemple le cas quand l’écouté commence en disant « je vais parler des gens qui n’écoutent pas ».
– deuxième temps : « le moment urgent », temps très court, « moment présent qui surgit soudain et qui est chargé de conséquences imminentes ». C’est quand l’écouté dit « même avec mon père », moment qu’a parfaitement saisi au vol l’écoutant quand il note « et après, tu as fait le lien avec ton père ».
– troisième temps : « le moment de rencontre », pendant lequel les deux parties réussissent une « rencontre intersubjective », où, « à cet instant, les deux deviennent conscients de ce que dit l’autre » : leur but est alors de « résoudre le besoin de résolution créé dans le moment urgent ». C’est ce qui se passe quand le questionnement de l’écoutant fait émerger la perspective d’« une évolution possible » à partir des mots de l’écouté et de sa demande implicite, présente dans le moment urgent et qu’il faut prendre en compte dit Stern. Ce « moment de rencontre » est bien perçu par l’écouté,puisqu’il remercie pour les questions, et qu’il sent que sa tâche sera de tenter d’y répondre et d’en chercher les outils.

Pour conclure, toutes ces fructueuses expériences d’écoute nous révèlent bien le champ immense vers lequel doit se déployer toute l’attention du bon écoutant et, en conséquence, tous les exercices qu’il doit inlassablement pratiquer pour affiner sa perception globale de l’écouté. Car l’essentiel se présente parfois comme un « Kairos » – c’est à dire une occasion à saisir – de quelques secondes : un silence, une hésitation, un soupir, un « euh », un bafouillage, une association d’idées… Aussi intégrons-nous ces exercices pour une bonne écoute dans nos cursus de formation.

L’entretien d’explicitation est alors l’outil idéal pour faire surgir ce que François Julien appelle « ce point obscur d’où tout a basculé » et pour faire avec l’écouté ou faire faire à l’écouté la lumière sur ce point nodal et accompagner son dépliement et son déploiement, ce qui est le sens même du mot ex/plicitation.

QUELQUES RÉFÉRENCES

Jean-Pierre Ancillotti, Technique, éthique et relation, Expliciter 24, 1998, 4-6.

Jean-Pierre Ancillotti et Catherine Coudray, « Liens d’attachement et dialogue constructif », in Thérapie constructive par le dialogue et par l’action, Ed. Les Paradigmes, Nice, 2006, 65-79.

Jean-Pierre Ancillotti et Catherine Coudray, Le temps relationnel, Journal of Interdisciplinary Methodologies and Issues in Science (JIMIS), 2019, L’ère du temps, Actes du colloque interdisciplinaire, The Time Era, Université de Nice, 7 juin 2018.

Michel Bitbol, La sphère d’intersubjectivité durant l’entretien micro-phénoménologique, Chroniques phénoménologiques, 2018, 11, 66-71.

François Jullien, Ce point obscur d’où tout a basculé, Ed. de l’Observatoire, Paris, 2021.

Daniel Kahneman, Système 1, système 2 – Les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2016.

Etienne Klein, Matière à contredire, Ed. de l’Observatoire, Paris, 2018.

Stern Daniel, Le moment présent en psychothérapie – Un monde dans un grain de sable, Odile Jacob, Paris, 2003.

Vermersch Pierre, Explicitation et phénoménologie, PUF, Paris, 2012.

ANNEXE
« L’Expérience de l’Écoute » AVEC LE SABLIER, mars 2021.

Constitution de deux groupes de trois personnes (tirage au sort). Accord pour enregistrer ?
Les sujets sortent, restent les deux observateurs et les deux formateurs pour ce 1er tour (dit « en aveugle »).

1) Présentation de l’expérience.

Présupposé : chacun sait écouter…., mais…
Or, la recherche a mis à jour les « biais cognitifs » (cf. le livre de Daniel Kahnemann, « Système 1, système 2 » 2012, Flammarion), et l’explicitation nous a montré l’influence des savoir-écrans, des présupposés, des implicites, etc. À Métamorphoses, depuis 2018, nous menons une recherche sur ce qu’est écouter, comment mieux écouter. Les premiers résultats ont été publiés dans le numéro 129 de la revue Expliciter du Groupe de Recherche sur l’Explicitation.
Dans ce cadre et pour votre formation à l’Entretien d’explicitation et au Dialogue constructif, nous proposons l’expérience suivante, qui va se pratiquer avec un sablier matérialisant trois minutes de temps. En tant qu’observateur, vous allez diriger cette expérience.

2) Déroulement

En groupe de 3, chacun va occuper successivement trois positions, étant à tour de rôle Écouté – Écoutant – Observateur (supervision de chaque groupe par Jean-Pierre et Luc).
L’observateur (vous) est le maître du temps, donc c’est lui-elle qui indiquera que le temps écoulé et maniera le sablier. Il y aura quatre temps :

TEMPS N°1 : Tirage au sort par l’observateur de la personne qui commence l’expérience (enregistrement) en s’adressant à « l’écouté » : « Je te propose, si tu es d’accord, de prendre le temps de choisir un thème. Fais-moi signe quand tu l’auras en tête ».
(Quand la 1ère personne, “l’Écouté”, aura fait signe : ) « Très bien, je te remercie, maintenant tu disposes de 3 minutes de temps de parole libre sur ce thème, sans être interrompu-e. Tu as la parole » (L’OBSERVATEUR RETOURNE LE SABLIER).

TEMPS N°2 : Quand les trois minutes sont écoulées, l’observateur se tourne vers la 2e personne (l’écoutant qui va devenir l’écouté » : « Si tu veux, tu dispose de trois minutes sur ce même thème, tu peux garder le silence ou élaborer des questions, comme tu veux… sans être interrompu-e. C’est ton tour ». Sablier retourné par l’observateur, la 2e personne peut prendre la parole sur ce thème, garder le silence ou poser des questions, sans être interrompu-e.

TEMPS N°3 : Sablier retourné par l’observateur, la 1ère personne peut reprendre la parole sur le thème ou garder le silence, répondre ou pas à d’éventuelles questions qui auraient été posées.

TEMPS N°4 : Sablier retourné par l’observateur, la 2e personne peut reprendre la parole sur le thème ou garder le silence.

3) L’observateur fait part de ses observations au groupe de 3.

4) Puis chacun-e fait part de son ressenti, par exemple, s’est-il ou s’est-elle senti-e écouté-e, et comment…

5) Congratulations et remerciements – Retour en grand groupe : les points (1) et (2) sont indiqués à tous les participants.

6) SUITE DE L’EXPÉRIENCE

Si vous êtes d’accord, vous allez faire les 2e et 3e tour en changeant de rôles (et de places), avec les mêmes indications. (N.B. Ils ne sont plus des sujets « naïfs »).
Retour en grand groupe et bilan.

2021-07-07T09:39:19+00:00