(A la manière de Lewis Carroll : “Prenez soin des temps (de conjugaison), le sens prendra soin de lui même).
par Catherine COUDRAY, Expliciter, 1995.
Dans le cadre de la « clinique de l’évocation », un des thèmes abordé à St Eble, une idée s’est peu à peu imposée au cours de formations co-animées avec Jean-Pierre Ancillotti.
Cette réflexion a eu pour point de départ la différence de découpage de l’évènementiel propre à chaque langue. Par découpage, j’entends la manière avec laquelle un évènement est envisagé et parlé ou rapporté à l’aide des temps de conjugaison. Dans tout acte de parole, le locuteur exerce une activité métalinguistique inconsciente ne serait-ce que par le fait qu’il effectue toute une série de choix. Ces choix cependant restent la plupart du temps implicites. Il y a effectivement un décalage entre le potentiel du langage et la réalisation que le locuteur en donne. Si le vocabulaire propre à telle ou telle langue est déterminé par le contexte dans lequel il est apparu, le concept de « temps de conjugaison » est également propre à chaque communauté.
J’en veux pour exemple la différence entre l’anglais et le français en ce qui concerne le temps de conjugaison du présent de l’indicatif.
L’emploi du présent de l’indicatif en français – donc d’un seul temps de conjugaison – peut se faire selon deux points de vue différents.
– Le premier lorsque l’on veut parler d’une action habituelle, ou d’une vérité générale, .
– Le second lorsque l’on veut parler de ce que l’on est en train de faire.
D’où la question :
Lorsqu’on est en évocation quels sont, en français, les temps les plus appropriés et quels sont ceux que l’on emploie dans le questionnement qui peuvent permettre à l’interlocuteur de recontacter au mieux le moment spécifié qu’il veut évoquer ?
Lorsqu’on pose la question suivante :
« – Que fais tu ? »
– et que l’on répond : « J’écris ».
Nous pouvons le faire selon ces deux points de vue :
– Que fais-tu ? (dans la vie)
– J’écris. (Je suis donc écrivain)
ou alors :
– Que fais-tu ? (maintenant)
– J’écris. (Je suis en train d’écrire)
En français, ce choix, pour lequel le locuteur opte, peut rester implicite. Comment savons-nous ou quels sont les indices qui nous permettent de savoir que notre interlocuteur nous a suivi dans notre choix ?
C’est donc le contexte de l’énonciation qui en définitive va conférer son sens à l’acte de parole.
Cependant le contexte dans lequel cet acte de parole prend place peut être signifié différemment selon la langue et être plus ou moins source d’ambiguïté.
Comparons maintenant avec l’anglais :
« What are you doing ? » ne peut se comprendre que comme « Que fais-tu ? » – sous entendu « maintenant ». Ce temps de conjugaison de la langue anglaise, dont les marqueurs linguistiques sont l’auxiliaire « be » (être) et la terminaison de verbes par « -ing », nommé – présent progressif -, inscrivent à eux seuls l’action dans le moment où l’on en parle.
« What do you do ? » ne peut se comprendre que comme : « Que fais-tu ? » – sous entendu : « habituellement, dans la vie ». Ce temps dont les marqueurs linguistiques sont l’emploi de l’auxiliaire « do » et la forme verbale simple, nommé présent simple, inscrivent à eux seuls l’action dans une généralité, une habitude ou une vérité générale.
En anglais donc, du fait qu’il existe deux « présents », le choix pour lequel opterait le questionneur définirait clairement le contexte de référence.
C’est à ce stade que nos interrogations sur les difficultés rencontrées pour permettre à certaines personnes d’évoquer un moment spécifié et de s’y maintenir peuvent peut-être s’intercaler.
Les difficultés pourraient-elle se situer aussi du coté du questionneur lorsqu’il formule ses questions ?
J’ai donc repris, dans un premier temps, les protocoles dont je pouvais disposer. Je les ai alors soumis à la question :
Quel temps de conjugaison avaient été utilisés lors des questionnements et le contexte était-il suffisamment clair pour l’interviewé ?
Les constats sont les suivants :
Le contrat de communication est passé en règle générale, en utilisant le présent de l’’indicatif :
– Es-tu d’accord pour … ?
L’accord ou le désaccord du locuteur est formulé au même temps :
– Oui je suis d’accord … Non,je ne suis pas d’accord …
Les premières questions relatives au contexte du moment spécifié sont formulées en utilisant essentiellement l’imparfait :
– Tu étais où… ? Tu faisais quoi… ? Quel temps faisait-il ? Tu voyais quoi comme couleurs… ? Etc.
Les réponses, là aussi, sont données en utilisant le même temps :
– J’étais …, Je faisais…, Il faisait …, il y avait …
Puis j’ai constaté une alternance entre le passé composé, le présent de l’indicatif et l’imparfait.
Soit au passé composé :
– Donc tu as fait une tâche avec X …
Soit au présent de,indicatif :
– Oui. Je n’ai plus un souvenir très strict …
– Donc tu vois la scène, est-ce-que tu entends des choses ?
– C’est plus des images fixes …
– Donc tu vois une image, tu la vois en couleur, en noir et blanc ?
– En Couleurs
– Tu es dedans … ?
– Je suis dedans.
– Tu es dedans… les couleurs sont contrastées (et la phrase se continue en utilisant) :
1) le passé composé :
… tu m’as dit que …
2) l’imparfait :
…tu voyais les couleurs.
La réponse est la suivante :
1)présent de l’indicatif :
– non, … c’est l’écran …
2) imparfait :
…qui déformait, … c’était pas très clair … c’était calme.
Extrait de : ’A LA RECHERCHE DE LA SOLUTION PERDUE – (Maryse Maurel et Jean-Pierre Ancillotti)
Ma question, à ce stade, a été de me demander quelle conscience nous avions de changer de temps de conjugaison et quel objectif nous nous fixions lorsque nous en changions ?
J’ai donc, lors d’un stage de formation, testé l’hypothèse suivante :
« S’il est vrai que le passé composé permet de relater des actions du passé, alors je vais utiliser ce temps chaque fois que l’interviewé ne sera pas en évocation ou qu’il en sera sorti. »
Tandis que je supervisais un exercice où il s’agissait pour le questionneur (B) de permettre au questionné (A) d’évoquer un moment spécifié du passé, (B) m’a demandé de l’aider, ne parvenant pas à mettre (A) en évocation. Après leur avoir demandé leur accord j’ai proposé à (A) de reprendre le questionnement. Dans un premier temps j’ai formulé la question en utilisant le même temps de conjugaison que venait d’utiliser (B) :
– Lorsque tu fais le point dans ta voiture, peux-tu préciser comment tu t’y prends ?
– Je me cale bien dans mon siège et s’il fait chaud j’ouvre un peu la vitre ou alors non.
J’ai alors marqué un temps d’arrêt et j’ai reformulé la question :
– Quand tu as fait le point dans tu voiture, ce jour là, peux-tu préciser comment tu t’y es pris ?
Il y a eu un assez long silence et le regard de (A) a décroché puis elle a répondu :
– … Une fois assise je me suis demandée si j’allais mettre le contact … pour le chauffage. Ah oui ! Il faisait quand même assez froid.
J’ai alors proposé d’arrêter là le questionnement et j’ai demandé à (A) si elle voyait une différence entre les deux questions. Elle m’a répondu qu’à la seconde question elle avait vraiment commencé à retrouver la scène dont elle voulait parler.
Depuis ce premier essai, il y en a eu d’autres qui, jusqu’à présent n’ont fait que confirmer cette hypothèse.
La place et le temps me manquent pour les retranscrire ici. Des exercices cependant sont prévus pour mettre à l’épreuve cette conception et l’enrichir.
En situation d’Entretien d’explicitation. il m’apparaît important de corroborer l’usage des temps de conjugaison avec les indices non-verbaux pour initialiser, repérer et maintenir la mise en évocation. Ceci toutefois est une autre histoire sur laquelle je reviendrai.